Portrait : les livres d'artiste dIsabelle Bordat

Qu'est-ce qu'un livre ? Voilà une des questions essentielles, jamais tout à fait résolues, qu'il serait décent de ne pas poser, à moins qu'un fait nouveau ne vienne leur apporter de nouvelles réponses, ou du moins ne contraigne à les reprendre en termes nouveaux. Tel est le cas du travail d'Isabelle Bordat, auteur de plusieurs livres, précisément, portant un titre, constitués de pages reliées, où paraissent des signes graphiques, des images ou bien des séquences d'écriture ( manuscrite ou typographique) ou bien les deux. Sauf qu'Isabelle Bordat si elle peut bien être dite l'auteur de ses livres, n'est pas écrivain, mais artiste : plasticienne, peintre, lithographe, dessinatrice, coloriste, et, pour autant que le livre a trois dimensions, sculpteur. Sauf que certains de ses livres n'ont qu'un seul exemplaire, ce qui contredit l'un des principes les plus anciens de nos bibliothèques, et enfin que s'ils peuvent avoir plusieurs lecteurs, rien n'indique avec certitude de quelle manière Ils doivent être lus, ni même, quelquefois, par une incertitude qui ravit comme un palindrome, dans quel ordre on passe d'une page à l'autre.
C'est donc à de nouveaux modes de lecture que nous sommes invités, en même temps qu'à enrichir nos collections de nouveaux livres dont le genre, le format, la signification, n'entrent pas directement dans les classifications usuelles. C'est aussi à un jeu aux frontières de ce qu'on nomme les arts plastiques, que ces livres, discrètement niais avec force, invitent. Le livre n'est-il pas un des lieux où la question de l'image, et du langage des formes, ou encore de la présence d'un objet plastique pur, peut être posée de façon elle aussi nouvelle ? Entre peinture et écriture, entre vision et lecture, entre l'intimité d'une création qui privilégie le petit nombre, et la vocation collective inscrite dans le folio, la reliure et la page, les livres d'Isabelle Bordat peuvent le laisser croire.
Qui n'a rêvé d'un livre sans mots ?
Non d'un mutus liber, où parlent des tableaux emblématiques qu'il, suffirait de décoder, encore qu'y subsiste l'enchantement imaginaire qui résulte du sentiment d'un secret, alimenté par de nobles figures, mais d'un volume qui, par exemple, rapporterait (parmi tant d'autres possibles) l'entretien d'un grand poète et d'un maître de zen, à l'aide de petits cylindres ou cônes à inclinaison très étroite, de couleur pâle allant du rosé au gris, sous un éclairage uniformément voilé, sortes de coquillages alignés sur le milieu d'une double page pour former une bande qui la traverse à une distance très précise des bords, le plus souvent parallèles, en rangs serrés, ne variant que par quelque nuance de leur teinte, mais parfois aussi l'un d'eux posé légèrement en oblique, comme un argument soudain, comme le tournant d'une découverte qu'on s'étonne de ne pas avoir déjà faite, bien qu'elle soit parfaitement inattendue. Sur une autre page, des cornettes de porcelaine bleue produisent d'elles-mêmes une lumière murmurante qui en soi est une parole, bien qu'on n'y discerne aucun mot, et que personne ne soit présent, pas même par la main qui tourne les pages. Tout au plus saisit-on, devine-t-on, la possibilité de tourner la page, et d'aller plus avant, de l'autre côté, dans un autre espace, une mystérieuse suite... Ce livre ou fragment de livre rêvé n'est pas au nombre de ceux qu'a produits Isabelle Bordat, mais peut-être donnera-t-il plus que toute notion de livre-objet une idée de l'originalité de son entreprise.
Celle-ci commence en 1988, avec un cahier à reliure chinoise (Octobre 88) et un recueil de gravures rassemblées dans une chemise cartonnée, glissée elle-même dans un étui peint couverture peinte (les anonymes). Il s'agit là d'essais, d'où se dégage vite une question, celle de la reliure. Qu'est-ce en effet que tourner une page ? Et quel rôle doit jouer la reliure dans sa mise en jeu ? Disons en quelques mots qu'il y a un nombre indéterminé de pages dans un livre, mais qu'elles se réduisent à une structure, celle de la double page : deux espaces en contiguïté. Dans un cas ils sont séparés par une pliure qui est aussi le point d'attache qui les relie. Le format est doublé par l'à-plat, mais la ligne médiane subsiste, qui distingue deux lieux. Dans l'autre cas, quand précisément il faut tourner la page, le regard passe de l'autre côté, du côté invisible, et la relation des deux pages est celle du recto au verso d'une même feuille, relation d'occultation réciproque, inverse de celle de l'à-plat, mais que celui-ci entraîne, et qui fait la différence, précisément, avec un tableau, qui n'a pas de revers. Une page simple, comme le serait, transposé dans le livre, ce qu'on appelle un tableau, est toujours une image, et c'est pourquoi même une page de typographie, isolée du livre et proposée sans verso tend à prendre un caractère uniquement plastique. Mais des œuvres plastiques, reliées de façon à former la structure de la double page, qui caractérise le livre, prennent certains des caractères propres à l'écriture. Non certes la dimension signifiante d'un code analogue au code linguistique, mais celle d'une sorte de parole, qui est en fait une manière de s'adresser au corps : une parole sensible. Il n'en va pas de même pour le tableau, dont l'immédiate saisie est tributaire, on le sait, de l'absolue obscurité de son verso - que laisse entrevoir encore, comme une question, la structure en accordéon qu'elle adoptera à certains moments (Fleurs, 1995).
Il y a donc un corps du livre ? Une manière propre au livre de se constituer en corps, et avec lui de constituer le corps du lecteur, distinct de l'image. Ce corps est celui d'une approche, comme il apparaît par le fait que le livre a nécessairement une couverture, à partir de quoi la première page sera, non moins nécessairement, découverte - celle même que reproduit la tourne, à partir de la première double page. Et pourquoi ne pas prendre au pied de la lettre cette couverture ? Ainsi certains livres seront-ils entourés dans une véritable couverture, faite d'un tissu, avec la valeur de la texture et les motifs du tissage, qui les protège, et qu'il faut dérouler (issu du fond de quelque très ancienne armoire ?) pour atteindre la première page (Les vacances aux îles, 1997, ou, avec une variante de ruban festonné Je me souviens, 1999). Couverture qui peut prendre aussi la forme d'une sorte de sac, d'une pochette, avec divers matériaux qui mettent en jeu la couture - tissu imprimé, lin, toile cirée, fausse fourrure, fausse peau de vache -, occasions à chaque fois d'une convenance à la main qui prend le livre, qui le découvre : le livre, comme le papier, a sa main, qui peut même apparaître, dans Toute coïncidence est due à un hasard volontaire (1998) par exemple, sous forme d'une paire de gants noirs, glissés dans la pochette. Une autre et très curieuse manière de signifier cette approche est celle que présente Les chiens, de 1995, où dans une boîte de carton recouverte d'un papier chinois peint d'une encre sombre se trouve une loupe montée sur un bâti, sous laquelle on peut lire par agrandissement les pages d'un livre minuscule.
Ce corps du livre dépend de la manière dont sont liées les pages. De la reliure dépend le volume, la manière dont il s'ouvre, et déploie son espace. La reliure en fond de page (par une couture, ou encore par collage de deux feuilles l'une sur l'autre) définit un axe, autour duquel se projette un cylindre - ou un demi cylindre. Volume virtuel du côté opposé à celui que définit l'ordre de la lecture (de gauche à droite), et qui s'actualise à chaque fois qu'une page se tourne ; volume régulier si les pages sont de même format, mais variable si les formats varient. En 1990, Isabelle Bordat compose un livre avec des gravures (eau-forte et pointe sèche) Quand le neuf s'est changé en six. Une première version, de 28 gravures, les présente imprimées sur des feuilles de même format, dont les marges varient, les plaques étant de taille et de géométrie différentes. Dans une seconde version, la même année, elle choisit de supprimer les marges, de sorte que chaque page a la taille de la plaque. Des pages plus petites peuvent ainsi laisser apparaître des pages plus grandes, comme dans un tas, abandonné au hasard : impression d'autant plus forte que l'onglet de reliure est fait d'une soie très souple et presque transparente. Mais le volume virtuel, projetant dans l'espace une figure inconnue, dans une sorte de contrainte erratique, n'en est que plus présent.
Qu'est-ce qui est donné à lire dans ces volumes ? Qu'est-ce que la forme du livre, révélée par ce qu'en saisit le souci d'invention plastique d'un artiste, dans un travail qui met en cause immédiatement la forme de sa lecture, révèle à son tour du contenu, ou de la teneur - entre la lettre et l'image ? Qu'est-ce que par exemple, lire à travers une loupe le livre minuscule des Chiens, où des caractères manuscrits, à l'encre sépia, forment quelques mots par page, de sorte qu'il faut plusieurs pages pour faire une phrase, et que les lettres ne sont plus que les dessins, très simples, d'un alphabet d'ailleurs sans mystère, et peut-être enfantin ?

Je crois qu'il s'agit essentiellement de la continuité d'un déchiffrement. Ils donnent à lire d'abord le mouvement même par lequel se construit le déchiffrement d'un ensemble signifiant, à travers la rupture que constitue, précisément, la page. Cette continuité et cette rupture apparaissent par exemple dans un livre comme Vous êtes invités à couper ces fleurs sous l'eau, de 1995. Isabelle Bordat a rassemblé dix-neuf pierres lithographiques pour former un seul espace plan, où de grands mouvements de pinceau ont tracé des arabesques continues qui seront au moment du pliage, fragmentées, interrompues par le bord de chaque page, pour reprendre, comme aléatoirement, sur la page suivante. Puis elle a dessiné, à la craie lithographique, sur chaque pierre, et donc au format du livre, une figure de plante. Fragmentation et unité donnent à chaque image la valeur d'un signe, renvoyant, hors sa présence plastique, à l'unité d'une sorte de phrase, qui n'a d'autre but, encore une fois, que de relier.
Ainsi en va-t-il également pour les livres « détournés » comme Fausse piste, de 1993, « détournement d'un livre religieux », ou Livre (Moscou) détournement d'un livre de voyage. En surimposant textes manuscrits et images personnelles au texte typographie, ou aux photos d'album touristique, elle fait surgir dans une continuité abstraite (dans la mesure où le texte premier n'est plus l'objet de lecture), une continuité aléatoire qui à la fois impose le sens et se refuse à lui, faisant exister pleinement et la nature de signe qu'a l'image, et la nature d'image qu'a le signe, particulièrement le signe graphique. Tous deux unis encore par le caractère très personnel, d'une sorte de chronique intime et en quelque sorte privée, que prennent ces notations ajoutées au livre préexistant. De même, dans le livre d'eaux-fortes déjà évoqué, Quand le neuf c'est changé en six, nous pouvons remarquer que chaque gravure est comme dissociée par le fait qu'elle est partagée en son milieu, bien que formant une seule image. Il faut encore une fois les relier et c'est ce qui les constitue d'emblée en signes,
contribuant à un véritable mouvement de lecture, celui même qui pousse à tourner la page, comme dans la succession temporelle d'une « histoire ». Histoire muette, ou dans l'abstraction volontaire des personnages, des actions, des lieux ; proche du dessin d'enfants, mais s'en distinguant par un aspect évidemment inanalysable, qui suggère le sens pour aussitôt s'y dérober, se fait une sorte de récit où dominent des états plastiques : ici les noirs et blancs de l'eau-forte, un dessin d'ombres, une sensibilité à des intérieurs, à des figures entre surface et profondeur, sans qu'on puisse s'arrêter vraiment à un état de leur destin graphique, toujours inachevé.
Ce fait d'ailleurs introduit, au regard de la lecture du signe écrit telle qu'elle se fait dans les livres produits par la littérature, une sorte de déception, puisque le sens ne peut totalement transformer la présence graphique, plastique du livre en une voix. Tandis que le contenu narratif, quand il existe explicitement, se replie volontiers sur l'intime, le journal personnel, voire l'album de famille, indéchiffrable narration de moments quotidiens, chacun replié sur une référence qu'immobilise le jeu graphique, en tension avec la continuité de lecture qu'impose l'appel de la page qui tourne. Ainsi Vacances en Bourgogne, Livre (Moscou), Berlin, Fausse piste, pour lesquels le choix de « détourner » un livre existant déjà vient à la fois exciter et disqualifier le processus habituel de la lecture, par cette sorte de ralentissement dû à l'intervention graphique et à la référence personnelle se substituant à l'universalité apparente du texte imprimé. Aucun de ces livres ne peut être absolument terminé, et jusqu'au colophon lui-même, écrit à la main, pour dire un peu de ce qui vient d'être vu, incite non à clore le livre, mais à revenir sur des images, sur un mouvement, qui forment quelque chose comme une énigme sans contenu, ou du moins sans résolution. Mais peu à peu le livre se construit, s'immobilise sur une couleur propre - dont les composantes sont la technique utilisée -litho, eau-forte, gouache, collage - les teintes dominantes, les nuances du papier, la forme particulière de la reliure, où toujours se voit la main. Il peut s'agir aussi de livres d'images, on l'a vu, avec référence explicite au livres enfantins, comme pour le bestiaire qu'est Animaux, de 1993. Mais, là encore, et par un mouvement inverse, elles sont dessaisies de leur immobilité d'images par le mouvement du livre, dessaisies aussi de la nécessité de signifier par elles-mêmes comme un tout. On pourrait croire qu'Isabelle Bordât se délivre par cette forme de l'injonction d'imposer un sens, par le texte comme par l'image, sens littéraire ou sens plastique, pour permettre des formes qui hésitent délicieusement, qui jouent, avec une liberté qui elle-même évite toute prétention démonstrative, entre la présence plastique pure et les déterminations du langage. Chaque page est ainsi la présence d'une figure légère, insistante et furtive, au relief et à la couleur bien affirmés en même temps que marqués d'une réserve qui contribue à une certaine impression de mystère.
Deux œuvres illustrent particulièrement ce jeu, suspens du livre entre présence plastique et mouvement d'une lecture.
Le premier, Toute coïncidence est due à un hasard volontaire, de 1997, est une publication à tirage limité, comportant douze photographies en couleurs et un livret de 18 pages reliées, le texte étant typographie. D'un étui de satin noir, on tire une enveloppe à deux poches rabattues, sorte de portefeuille de velours noir, aux couture apparentes, d'un gris pâle, dont le premier rabat porte brodées avec le même fil les initiales de chaque mot du titre, TCEDAUHV, et d'un sous titre, (LJDP), « le jour des photographies », qui apparaît sur la page de titre du livret glissé dans le premier rabat. De format oblong, il présente une page de couverture nue, en papier japon. Les pages sont imprimées sur un vélin épais des Moulins de Larroque et Pionbié, et la reliure est du même velours noir que la pochette, avec laquelle elle se confond d'abord. Le texte - d'Isabelle Bordat - parle d'un homme riche, qui possède trois maisons dont « la maison des photographies », une maison presque vide où il veut vivre pour répondre à un mystérieux projet, qui est son désir, mais, le temps passant, qui doit choisir, parce qu'il vieillit, et finit par la vendre. Le jour du départ, après la vente, il prend des photographies : « une cinquième vie pouvait commencer ». La dernière page imprimée, en bonne page après un blanc et avant une double page blanche que suivra le colophon porte ces mots : « être vivant avec ses enfants jusqu'à ce que ses petits enfants soient grands et encore plus ». Le texte est interrompu par deux pages entièrement hétérogènes, qui introduisent un personnage de vieille femme, et un «je » qu'on peut penser être l'auteur, parlant de photographies dans son atelier. Quelques phrases, dans le cours de ce qui semble la narration principale, paraissent également des « interventions d'auteur », parmi lesquelles : « Ne rien dire par obligation. » L'autre volet de la pochette contient douze photographies en couleur (marquées au dos par un sigle au tampon) d'une maison entièrement vide, mais meublée, prise morceaux par morceaux, façade, jardin, escalier, et les diverses pièces, dans un cadrage assez large pour rappeler la totalité mais qui ne permet pas de la reconstruire. Chaque photographie, à l'origine en noir et blanc, est retouchée de lignes ou de surfaces colorées, mais sans que la technique employée permette immédiatement de savoir si l'intervention a été faite sur la maison elle-même ou sur la photographie, évoquant quelque dispositif, ou rituel. A l'intérieur de la reliure générale, elles constituent un ensemble non relié, non paginé, sans ordre de lecture : une collection d'images, à laquelle les gants noirs qui dépassent de la pochette donnent quelque chose d'ironiquement romanesque à ce qui n'est peut-être que coïncidences.
Le second livre, Sans titre (Sodade), 1995-1999, l'une des dernières créations d'Isabelle Bordat se présente encore une fois sous une forme double. Dans une couverture faite de bandes de tissu juxtaposées, un livret, de format oblong, sur un papier fin, à couverture bleue portant imprimées des notes d'un séjour au bord d'un fleuve, souvenir d'instants, de sensations, de gestes simples, qui sont eux-mêmes comme reproduire des souvenirs plus anciens (comme s'il s'agissait de capter, de faire apparaître le temps, simplement le temps), et de telle sorte que l'ordre de lecture pourrait s'inverser, bien qu'une continuité existe. Ce livret est posé sur un ensemble beaucoup plus grand, oblong lui aussi, de pages en accordéon, qu'il faut déplier à la verticale, et qu'on peut également, à cause de ce procédé de liaison entre elles (sinon de « reliure »), disposer sur un mur, comme un tableau. Alternent des pages qui sont en fait des peintures (aux motifs floraux, ou de paysages) avec parfois un cadre peint soulignant les bords, et des signes qui reprennent le texte du livret en grands caractères manuscrits à la peinture bleue. L'alternance rompt la continuité de la lecture, mais la projette aussi dans les peintures, tandis que le pli d'une page à l'autre, qui reste bien marqué même quand l'ensemble est déplié sur un mur, indique plutôt une relation qu'une séparation : surgissement de l'image peinte, avec sa qualité de présence immédiate, grandes fleurs au tracé rapide, bandes juxtaposées d'un horizon de plage et de mer, dans l'espace de l'écriture, et déroulement de l'écrit, mais comme décalé, parallèle, comme il ne pourrait exister en aucun tableau (sinon dans certaines œuvres communes de Dotremond et Alechinsky) ; de sorte qu'est neutralisé d'une certaine manière la face aveugle, le verso irregardable qui subsiste dans presque toute peinture. Une intimité est exposée, entre des bords qui la protègent en même temps qu'ils la dévoilent ; le texte se dérobe, par sa transposition plastique, à toute généralisation dogmatique, bien que demeurent les codes d'une communication entre quelques-uns. La même utilisation minimale de codes définit la possibilité de l'image, entre abstraction plastique et représentation mimétique, par laquelle la peinture se détache de la tentation totalisatrice - que ce soit celle de l'installation, du concept, ou du corps propre de l'artiste (il me semble qu'on peut définir ainsi les principales réponses données par l'art d'aujourd'hui aux questions issues d'une mise en cause radicale de la peinture). A travers ses livres, livres d'artiste, livres de peintre, elle relance ainsi tendance à envisager l'œuvre d'art comme un concept. Mais elle donne aussi l'occasion de réfléchir aux possibles du livre, par delà un usage restreint qui de plus en plus le réduit aux fonctions de communication d'un texte dont la structure interne est pensée sans relation avec son support. Elle rappelle que le sens d'un livre ne peut être dissocié de sa forme, en tant que livre, et en ravive à sa manière la notion comme seuls peuvent le faire certains livres de poèmes, ou certains récits (je pense à Kafka, à Roger Laporte, ou même à Proust) pour lesquels la notion même d'écriture se relie à la constitution du livre, en tant que région, ou lieu des signes.
Lieu intime nous l'avons vu, mais aussi lieu d'une communauté, qui ne doit rien à la communication. En attestent les réalisations récentes d'Isabelle Bordat, quand elle propose à des enfants, dans les écoles, mais aussi à des peintres amis, de s'approprier à leur tour, selon leur plaisir, son Livre de coloriage à quatre mains et deux yeux (1998), « une sorte d'ébauche de collection, ou peut-être une ébauche de notes, ou alors une ébauche d'histoire ou d'histoires », dans lequel ses propres lithographies en couleur fonds circonscrivent l'appel d'une blancheur où on peut « écrire et gommer, coller et gratter, colorier et découper, comparer les couleurs, peindre avec précision, avec brutalité, avec du noir (...) ».
Ou encore par Je me souviens qu'il ne faut jamais oublier les étoiles ; de 1999, livre unique (distinct du Je me souviens déjà cité), qui répond à une commande publique, celle de la bibliothèque de Feyzin. Il rassemble deux cents fragments, généralement brefs, parmi tous ceux écrits par la population sur le principe du « je me souviens » de Georges Perec, avec des photographies de la ville au palladium. Photographies et textes sont découpés en bandes, et reliés selon un principe qui de nouveau met enjeu la question du volume. Volume complexiflé, multiplié par le fait que ces bandes, portant des phrases ou des fragments de photographies, tenues ensemble par un dos souple, tournent indépendamment l'une de l'autre. La reliure peut ainsi être repliée de façon à ne plus former qu'une seule bande étroite, longitudinale, contenue dans une boîte. Sa lecture déploie le volume en accord avec la destination du livre, témoigner d'une vie multiple. Elle construit un lieu qui en est l'image elle aussi multiple et vivante, prête à sortir de sa boîte pour la main qui en dépliera, au gré d'émotions toujours présentes, des pages reliées de façon à faire exister, comme en tout lieu véritable, le hasard.

François Lallier, octobre 2000